Il y a un fort contraste entre Dar El Hout et La Boîte en tant que, respectivement musée scientifique étatique postcolonial et espace contemporain privé, existant au sein d’une entreprise. Les deux espaces sont profondément imbriqués dans leurs caractères contrastés. Si je commence par énoncer la différence entre les deux espaces, ce n’est pas dans le but de les comparer. Énoncer la différence entre eux, c’est d’abord vouloir situer la réalité économique et politique de l’exposition et les modes de production dans lesquels elle fonctionne. Situer et mettre en place un contexte concret est aussi une manière de permettre à la dimension hybride de l’œuvre de Yesmine de se déployer. Peut–être, est-ce aussi une reconnaissance de ce que signifie, continuer à faire de l’art ou simplement continuer à travailler quand tout est défini par la forme-valeur et donc représenté comme abstraitement équivalent à tout le reste. Les protagonistes dont cette exposition raconte l’histoire, sont tout d’abord les animaux et les plantes de Dar El Hout. Certains sont vivants, comme les poissons de l’aquarium, d’autres sont préservés par la taxidermie et le reste sont des illustrations issues des archives de la bibliothèque
du musée. Je reviendrai sur leur histoire plus tard dans le texte, et comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Yesmine, ce sera une histoire de métamorphose, de monstres et de fantômes.
Comme je l’ai mentionné plus haut, Dar el Hout a été construit en 1924 pendant la colonisation française. En fait, l’Etat colonial n’a créé que des musées scientifiques, archéologiques ou artisanaux et jusqu’à aujourd’hui nous ne pouvons toujours pas considérer que nous avons un musée public d’art contemporain ou moderne en Tunisie.
Avant de réaliser cette exposition, l’idée était d’occuper le musée lui-même. Yesmine et moi avons essayé de trouver des moyens de superposer la scénographie existante de Dar El Hout avec son propre travail. Le projet est une recherche éclectique en cours, qui joue avec les frontières poreuses séparant nature et culture, science et mythes, afin de créer une approche différente de la muséologie. Les superpositions d’images déforment ainsi l’historicité du site et crée la possibilité d’un autre récit. Pour des raisons bureaucratiques et financières, ce projet n’a pas encore vu le jour, mais nous y travaillons toujours. Il est important de le mentionner ici, car Yesmine et moi pensons, qu’il est bien sûr tentant de fantasmer sur l’existence d’un musée d’art moderne et contemporain en Tunisie, mais que l’existence d’une telle institution serait en quelque sorte impossible. Plus précisément, il nous paraît peu intéressant d’investir dans l’effort de démantèlement de ces modèles, de la violence systémique et abstraite que ces types d’espaces incarnent. Même si la muséologie est sur le point de procéder à une révision de ses propres paradigmes, en tant que champ d’études dont la base est fortement liée à la tradition européenne, le musée d’art contemporain reste un espace qui abstrait la circulation du pouvoir et de l’argent. Afin de repenser ces paradigmes et de trouver des alternatives au sein du secteur public tunisien, nous avons pensé utiliser les musées existants issues de la colonisation et donc pour la plupart scientifiques, archéologiques ou artisanaux pour les superposer à des œuvres contemporaines. La raison pour laquelle Yesmine et moi, nous nous sommes tournées vers ce type d’institutions est qu’elles ne peuvent pas échapper à ce qu’elles sont. Lorsque vous entrez dans ces espaces, vous ne pouvez tout simplement plus ignorer ce que vous savez. Pourtant, l’une de nos questions est la suivante : comment utiliser et occuper des ruines existantes dans un monde qui n’est plus le monde tel que nous le connaissons. L’une des préoccupations centrale et récurrente de l’œuvre de Yesmine est d’explorer le mouvement continu et pourtant invisible des forces qui régissent notre monde, tout en scrutant sa métamorphose permanente. Cette métamorphose est un phénomène en cours, qui permet au changement de se produire à travers un processus continu de devenirs résultant en de nouvelles formes ou images indéterminées.
Dans cette exposition, Yesmine imagine la façon dont les animaux vivants, les animaux empaillés et leurs illustrations continueront à hanter/habiter l’espace après sa destruction ou sa transformation, sachant que Dar el Hout est déjà un bâtiment précaire, érodé par les dégâts des eaux. Que deviendront-ils une fois que l’eau aura fini de ronger le musée ?
Dans la première salle de Dar El Hout, on peut voir les portraits de tous les anciens directeurs, de 1924 à aujourd’hui. Yesmine les redessine tous avec une peau bleutée et des yeux rouges saillants et rayonnants. Ils sont les tentacules fantomatiques de la machine administrative, qui assure la cohésion d’un tel espace. Dans ce musée non-mort (ni mort, ni vivant), les portraits règnent sur le lieu en marquant une trace claire de la politique de l’institution. A travers ces portraits, c’est la genèse abjecte de l’administration publique tunisienne que nous regardons. De ses origines coloniales à son développement dans un État policier, l’administration tunisienne devient un corps monstrueux avec une infinité de visages. Littéralement monstrueux, car la politique administrative en Tunisie a produit de la non-mort: ni mort ni vivant, littéralement un mort-vivant. Tout comme Dar El Hout.
L’espace que crée Yesmine devient le décor d’un cabinet de curiosités, pas toujours très scientifique, c’est le moins que l’on puisse dire: Le thon géant suspendu au plafond a des mains humaines et la chouette dévore une souris en défiant le spectateur avec des yeux radioactifs aux rayons menaçants, un enfant qui visite le musée regarde son reflet monstrueux dans le verre trouble d’une des vitrines. Les créatures qui habitent le musée prennent le pouvoir. Leurs couleurs signifient d’autres mondes, des mondes qui étaient autrefois familiers.
En parlant d’une œuvre connexe, Yesmine a écrit: « Comme possédés par une force supérieure ou exposés à des expériences médicales qui ont mal tourné ou à l’irruption d’un virus qui perturbe les organismes vivants, les altère ou leur confère des pouvoirs paranormaux, mes protagonistes sont toujours en proie au même questionnement: qui sommes–nous ? Celui qui me ressemble et qui agit si différemment est-il un autre moi? La mue m’améliore-t-elle ou m’empêche–t-elle d’être ce que je suis? »
Dar El Hout devient un lieu disjoint et productivement différent de ce qu’il était. La métamorphose constante est aussi dans le travail de Yesmine une manière de protéger les choses et les images de l’instrumentalisation. Ce qui est fait doit continuellement échapper à sa propre forme.
L’enjeu est toujours celui de notre présent. Bien sûr, une telle affirmation pourrait paraître paradoxale, étant donné le caractère étrange et anachronique du musée. En travaillant sur la résurgence des mythologies, en convoquant monstres et fantômes dans l’histoire de ce musée, Yesmine n’insiste pas tant sur les connaissances de l’historien des institutions en Tunisie, mais plutôt sur une relation préconceptuelle plus directe entre l’image d’un fantôme et une institution non-morte. Les morceaux de Dar El Hout, que Yesmine assemble, sont ceux d’une histoire/récit qui semble former des analogies et des correspondances structurelles avec les espoirs et les tribulations du présent.
Les éléments sont interposés à travers un décalage entre savoir et voir, un décalage propre à la présence de l’absence et à l’invocation. Pour percevoir cet espace intermédiaire, l’observateur. rice doit être capable de laisser exister ce qu’il. elle ne voit pas. Quelque chose se transforme, se rend présent de manière latente. Ce n’est pas par l’idéologie consciente mais par une représentation sociale implicite que Yesmine est intriguée, par ce qui nous pousse au-delà de nos connaissances, au-delà du pourquoi et du comment.
Même si on revient au moment qui précède la métamorphose, on ne se retrouvera plus jamais au point de départ.